Du mouvement dans le Mouvement des AMAP

C’est dans le cadre du Programme National pour l’Alimentation que Bénédicte Bonzi, Docteure en anthropologie sociale et chercheuse associée au LAP (Paris), a rédigé cet article. Elle revient sur la question de l’accès de toutes et tous à une alimentation durable et choisie, question qui a fait l’objet d’un chantier inter-régional de deux ans au sein du mouvement des AMAP et qui a nourri de nombreuses réflexions et actions, dont un guide et une mallette pédagogique à destination des AMAP et réseaux d’AMAP.

Les AMAP sont devenues incontournables. Dès lors qu’il est question de circuit court, de consommation locale, de légumes de saison produit à proximité, il y aura toujours une personne pour évoquer l’AMAP. Très vite cette dernière relatera, souvent avec enthousiasme, une expérience singulière : un lien entre soi et celles et ceux qui font pousser des légumes. Ainsi être un Amapien ou une Amapienne est entré dans le vocabulaire de celles et ceux qui s’intéresse à la politique alimentaire en France et nomment des personnes qui partagent une identité commune exprimée dans une charte[1]. Le terme Amapien/Amapienne vient définir ceux qui mangent une nourriture produite pour eux, puisqu’un contrat les lie à leurs producteurs/productrices. De plus ces Amapiens et Amapiennes apparaissent dans le paysage alimentaire dans un mouvement. Ce mouvement est à situer dans un agir politique. En effet, le sigle AMAP signifie Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne, la création de ce micro-système alimentaire s’inscrit en réponse à un problème identifié par des citoyens qu’ils soient producteurs/productrices ou consommateurs/consommatrices. Ces citoyens ont choisi en 2001 à Ollioules de tracer une ligne de fuite face à un problème qui allait s’intensifier. Le problème identifié alors, est que face à l’essor du modèle capitaliste dont l’agro-industrie apparaissait comme un outil puisant, il fallait proposer une alternative. Cette -alternative- a fonctionné, elle est venue en résistance face au déploiement du complexe agro-industriel et permet aujourd’hui de nourrir plus de 200 000 mangeurs et mangeuses et de contribuer à la vie d’environ 3700 fermes[2]. Si ce mouvement est une épine dans le pied du capitalisme, il est surtout une ligne de fuite vers d’autres formes d’économies. En juillet 2021 plusieurs AMAP ont choisi à travers leurs réseaux de travailler sur leur accessibilité. Profondément interpellés par l’actualité (crise sanitaire, crise environnementale, conflit armée compromettant l’accès à l’alimentation de toutes et tous), plusieurs adhérents dont certains membres fondateurs, accompagnés de salarié-e-s ont décidé de porter un projet « L’AMAP par et pour tous ». Cet article propose de rendre compte de l’intérêt de ce projet dans un contexte économique et social où l’économie morale est dénigrée du fait d’avoir comme objectif non pas d’engendrer des capitaux mais bien de faire vivre de la justice.

Construit comme une grille possible à une forme d’évaluation embarquée, c’est en partant des termes choisis par les différents groupes de travail que seront analysées trois dimensions concomitantes : le mouvement, l’inclusion, et l’essaimage. Cette démonstration montrera que le mouvement déployé dans cet aller vers permet aujourd’hui d’identifier un élan invitant à enclencher une nouvelle étape.

Le mouvement

Dans un mouvement comme celui des AMAP, le vocabulaire choisi pour se définir est important. Les adhérents passent du temps et échangent pour être certain de ne pas utiliser un mot pour un autre et que l’usage du terme correspond à la réalité tant vécue que désirée du collectif. C’est pourquoi il est intéressant de s’arrêter sur le choix du mot : mouvement. En effet, les Amapiens et les Amapiennes ne choisissent pas de parler d’associations, ou de se contenter du mot réseau. Ils et elles emploient à l’écrit comme à l’oral le terme de mouvement. Souligner cet emploi est d’autant plus important dans le cadre de ce projet car le titre est « l’AMAP par et pour tous ».  A travers le -par- et le -pour- nous pouvons identifier un double mouvement qui se construit dans l’objectif d’aller vers. Cette dimension, centrale dans la création des AMAP a une spécificité. Le mouvement n’est pas à sens unique. Il ne s’agit pas d’une locomotive qui fonce vers un but, mais bien d’un phénomène de balancier avec de nombreux aller/retour qui apparaissent comme un moyen d’embarquer le plus grand nombre. Ce double mouvement permet des échanges entre producteurs et consomm’acteurs (pour employer le terme consacré par les fondateurs). Ces échanges sont monétaires mais aussi et peut-être surtout idéologiques. Nous pouvons ainsi nous figurer que ce qui est nommé -circuit court- est en réalité un circuit long puisque le bon fonctionnement doit permettre une circulation infinie. En tant qu’Amapien ou Amapienne je m’engage via un contrat avec un producteur  ou une productrice qui va me nourrir mais qui va également assurer le maintien d’une agriculture paysanne. Le contrat joue donc un rôle important dans la poursuite d’un idéal politique. Je n’achète pas un panier de légumes, des kilos de viande, des fromages, du pain, etc. je permets les conditions d’une activité pour laquelle je paie le prix juste. Au sein d’une AMAP, les risques liés aux aléas climatiques, etc. sont portés collectivement. Ce qui est payé semble théoriquement plus porté sur le travail du paysan ou de la paysanne, leurs forces de production que sur les produits. L’engagement, la solidarité qui se tisse relève davantage de ce qu’Amartya Sen nomme la capabilité. En d’autres termes, l’alternative économique des AMAP s’appuie sur le potentiel réel des paysans qui ne va jamais être remis en cause et qui est soutenu. De cette manière si la production n’est pas au rendez-vous le collectif est capable d’une part d’en analyser les raisons externes et d’autres part d’en absorber les répercussions en interne. Le mouvement des AMAP est donc un mouvement résolument contraire à celui du cadre de l’économie libérale. Les dimensions de concurrence et de recherche du profit maximum sont ici inconnues, et pourtant ça marche ! Fort de ces valeurs internes, les AMAP ont choisi d’interroger leur capacité à inclure des personnes exclues de la consommation capitaliste faute de moyens économiques suffisants. Toutefois, il faut noter que cette volonté d’inclusion empreinte de l’esprit AMAP pose une question centrale, comment ne pas penser à la place de l’autre ni pour l’autre mais avec l’autre, lorsque ce dernier ne se reconnait pas encore dans le système proposé.

CRITÈRE 1 : d’après le travail mené par les participants au projet, le premier critère qui ressort d’une forme d’évaluation embarquée, est de se situer dans un mouvement où le projet porté permet d’expérimenter une forme d’en dehors de l’économie libérale et d’aller au-delà des règles du capitalisme en poursuivant un idéal de justice.

L’inclusion

Dans une perspective de solidarité, les Amapiens et les Amapiennes ont choisi de s’intéresser aux autres dans leurs réalités de vie et dans leurs contraintes qui les mettent dans une situation de précarité alimentaire. Il faut souligner une légitimé à cet intérêt lié à un savoir-faire historique puisque les AMAP sont construites pour et grâce à l’intérêt porté aux causes des paysans et paysannes. Toutefois dans ce nouveau cas un effort d’acculturation est tout de suite apparu comme indispensable afin qu’une vraie rencontre puisse avoir lieu entre les Amapiens/Amapiennes et des personnes en difficulté économique pour leur alimentation. Ce souhait est à la fois la colonne vertébrale du projet « AMAP par et pour tous » mais il représente également sa fragilité. Dans une société clivante, qui cantonne les pauvres notamment concernant le système alimentaire à des produits de trop (invendables/ invendus) ou encore des produits dédiés (appels d’offre pour l’aide alimentaire, premiers prix), il n’est pas aisé de trouver une brèche dans ce qui peut être visualisé comme des frontières entre différents mondes. Le monde des consomm’acteurs apparait comme un entre soi très hermétique. Très tôt dans la réflexion portée collectivement pour ce projet (AMAP par et pour tous), souhaiter pour l’autre a été jugé comme insuffisant voir dangereux pour inclure celui qu’on nomme alors : l’autre. La question qui s’est posée est de comment faire pour que l’autre devienne un soi. L’inclusion tient ici à la capacité de transformer le système pour le penser ensemble, mais pour le penser ensemble il faut que la demande existe. Or, pour des personnes qui ont des difficultés pour se loger, se soigner, etc. l’énergie à investir pour une meilleure alimentation n’est pas une priorité. La fragilité du projet est là car le temps est un élément essentiel qui manque cruellement dans des projets qui imposent des résultats dans des durées prédéfinies. Dès lors, comment faire naître de nouvelles demandes ? Dans les faits, on ne sait pas quand, comment et pourquoi une personne va un jour se dire que l’AMAP est pour elle (d’où l’enjeu de poursuivre le travail engagé). Il s’agit donc d’une forme de pari, mais aussi d’une véritable promesse de créer de manière durable la place à l’autre dans un système alternatif. Une place qui a nécessité de mener en parallèle au projet prédéfini des groupes de travail sur le modèle économique et juridique des AMAP. Il ne s’agit pas de faire entrer des personnes dans un projet et de leur faire ensuite vivre une nouvelle forme d’exclusion si l’on ne peut permettre aux personnes de rester durablement dans ces initiatives. L’objectif est donc d’assurer les conditions d’une participation pleine et entière avec un échelonnage permettant de basculer dans une démocratie alimentaire réelle où chacun et chacune peut choisir son alimentation.

CRITÈRE 2 : montrer que les produits des AMAP ne s’adressent pas à des personnes en particulier mais sont bien des produits qui permettent de proposer une alimentation accessible à toutes et tous. Il s’agit ici de visualiser un corps politique nourrit d’un souci d’égalité. L’alimentation, sa circulation et les liens que cela implique jouent alors un rôle d’inclusion à long terme par ce qu’ils sont intériorisés (nous sommes ce que nous mangeons).

L’essaimage

Ne pas être dans le déclaratif, agir, réagir construire et co-construire ont été centraux pendant l’ensemble du projet. Je dois ici préciser combien cette rigueur est saisissante pour une personne extérieure au mouvement. Aussi, le collectif n’a pas hésité à faire évoluer le projet initial pour en assurer la dimension démocratique. Ainsi, sur le papier, une ambition forte portait sur la collecte de données quantitatives (il fallait interroger des centaines d’AMAP). Or, les Amapiens et les Amapiennes se sont rendus compte qu’ils avaient besoin de données qualitatives et de temps pour les échanges et rencontres afin d’analyser chaque réponse liée à un contexte particulier. Cette prise de conscience est tout à fait en adéquation avec le but recherché -l’essaimage-. Il s’agit bien de partir d’un essaim qui vit dans un lieu et un contexte particulier, le bourdonnement généré par un foisonnement d’idées ne peut pas se propager sans d’une part être largement partagé et d’autre part obtenir les conditions d’accueil adéquates dans un ailleurs. Ces deux préalables sont indispensables pour que les idées se propagent à la bonne vitesse sans affaiblir ceux qui les portent et sans s’imposer à ceux qui les reçoivent.

C’est donc à travers une mallette pédagogique qu’a été élaboré un outil pour que les AMAP qui en font la demande ou qui s’interrogent sur l’accessibilité puissent trouver des ressources. La valeur du contenu tient dans ce qui a largement été développé ici, les nombreux allers-retours effectués au sein du collectif (le premier essaim). Un apprentissage important accompagne la création de cet outil, il s’agit de la démocratie réelle. L’outil pourrait se contenter de donner des réponses, or il permet de poser les questions pour qu’une nouvelle réponse puisse se construire collectivement et révéler la singularité du nouveau groupe qui s’interroge. La formation et la mallette ne sont donc pas des outils clefs en main, mais des leviers pour un changement profond basée sur des connaissances à acquérir. Au cœur de la mallette c’est bien l’intelligence collective qui permet de s’appuyer sur les savoirs des personnes et de les mettre en valeur afin de progresser sans cesse.

CRITÈRE 3 : usage et retour sur la mallette. La rigueur de la mutualisation des nouvelles pratiques d’accessibilité des AMAP dans un contexte de crise permettra de mesurer comment se fait l’essaimage afin de pouvoir consolider et réadapter les outils.

En conclusion, les résultats attendus d’un tel projet s’inscrivent dans du long terme. C’est un travail en profondeur qui a été amorcé. Rester à la surface, dans une zone de confort, aurait été pour le groupe un échec. De cette manière, le nouvel enjeu qui se dresse au mouvement des AMAP est de collecter le miel issu de l’essaimage en cours afin de mieux réinterroger le modèle interne de l’AMAP mais aussi montrer son rôle et l’horizon proposé dans un système qui se veut résolument solidaire.

Bénédicte Bonzi


[1] https://miramap.org/IMG/pdf/charte_des_amap_mars_2014-2.pdf

[2] https://www.transrural-initiatives.org/2021/08/amap-les-20-ans-dun-mouvement/

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